La valise retrouvée de M. Mekki a ouvert une enquête de deux ans, menée à Belley avec Charlotte Dementhon de l'association Entre autres et la créatrice sonore Mathilde Billaud. Cette valise, venue de Mostaganem jusqu'au Bugey, contenait quelques objets et presqu'aucun récit. A partir d'elle, nous avons reconstitué un destin fragmenté: celui d'un homme discret, travailleur, aimé, mais disparu sans laisser d'images, ni de lieu de recueillement. Ce projet a donné naissance à une exposition, un documentaire sonore, un livre et à l'essai qui suit.   
MA RENCONTRE AVEC LA VALISE

"Ma première rencontre avec M Mekki s'est déroulée en novembre 2020. J'étais chez Charlotte, de l’association Entre-autres. Elle m’a montré sa valise alors que je m’apprêtais à sortir de chez elle. J’ai été profondément émue, la valise faisant étrangement écho à ma propre histoire familiale. C'est seulement en 2013 que j'ai commencé à me pencher sur mes propres valises dans un projet personnel que j’ai nommé: Valises ouvertes. Tout comme pour M. Mekki, il s'agissait de valises marron en carton, les valises de ceux qui ont dû pour une raison ou une autre quitter leur maison, la maison de l’enfance, celle des origines. 
La valise est une maison en soi, maison de l’exilé, maison du nomade, maison du migrant, immigrant, émigrant, selon le point de vue. C’est le symbole de ma famille. Mes valises portent en elles toute la nostalgie d’un pays que ma famille a dû laisser sans retour. En les ouvrant progressivement, j’assure la transmission du flambeau, je brandis ma saga familiale comme un étendard. Depuis 2013, j’ai récolté sans relâche les histoires et les récits de vie des membres de ma famille, les photographies d’archives, contenues dans des boîtes, des tiroirs, des valises, des albums de famille. J’ai scanné, photographié, enregistré, filmé, découpé, transformé ces fragments, dans une lutte incessante contre l’oubli. Certaines photographies, gravées dans mon esprit, participent maintenant à la mythologie familiale: la photographie de la tombe de mon arrière-grand-mère maternelle dans un cimetière de Tunis, celui du Borgel; la photographie de mes grand-parents, sur un bateau entre Tunis et Marseille. M. Mekki aurait pu être mon grand-père. Mon grand-père aussi était discret. Par humilité? Je ne pense pas. Par volonté d’intégration? Je ne sais pas. Par peur? Sûrement. Il ne voulait pas qu’on le remarque. Il ne voulait pas qu’on le reconnaisse, portant en lui le double stigmate, celui d’être juif et d’être vu comme un arabe en même temps. Trop honnête, trop ponctuel, trop travailleur. Il sera accusé à tort d’avoir volé de l’argent à son travail. Il le paiera toute sa vie. 
En regardant la valise de M. Mekki, j’aperçois donc mon grand-père en train de s’endormir devant la télévision, dans un pavillon de banlieue du Raincy, sous le poids de cette histoire. Ce projet me permet de rendre hommage, non seulement à M. Mekki mais aussi à mon grand-père, à tous mes aïeux, à tous ceux qui auraient aimé poser leurs valises. La valise de M. Mekki est devenue pour moi un « lieu de mémoire », une trace contre l’oubli et chaque objet qu’elle contient, une pièce du puzzle de son identité."
MORT ET PHOTOGRAPHIE
"Dans mon travail sur la mémoire, j’avais souvent utilisé les photographies d’archives comme point de départ de mes recherches, en ce qu’elles entretenaient un lien direct avec la mort. Se souvenir, c’est déjà poser la question de la mort. La photographie laisse une empreinte. Regarder une photographie c’est poser la question de ce qui a été et de ce qui n’est plus. C’est revenir aux fonctions premières du portrait. Roland Barthes, dans la chambre claire, écrit à l’occasion du décès de sa mère, un ouvrage, qui fera référence en la matière. En regardant une photographie, il démontre progressivement ce que chacun projette de sa propre histoire. Une photographie peut nous toucher, nous ramenant à nos propres souvenirs, ou au contraire ne pas nous intéresser.
J’ai longtemps observé mes photographies de famille, les albums de photographie chez ma grande tante, celles éparpillées dans des boîtes à chaussure à la maison. Mon regard s’était toujours arrêté sur les mêmes images, celle de mon père, adolescent, debout devant un cerisier en fleur dans la cour de sa maison de Rouen, celle de ma mère photographiée par mon père en gros plan, en noir et blanc, le regard rêveur, celle de ma grande-tante, prise de trois-quart avec un chapeau de cow-boy, le sourire radieux, le visage dirigé vers une fenêtre avec une inscription à l’encre bleue « Retour de Moriond », celle des mes grand-parents maternels sur un bateau, entre Tunis et Marseille, regardant au loin vers l’horizon. Je me suis toujours demandée si elles me touchaient vraiment pour ce qu’elles évoquaient dans mon histoire,  comme l’affirmait Roland Barthes ou sil elles portaient en elles des messages plus universels.
Dans la valise de M. Mekki, il n’y avait que deux photographies, maigre «butin» pour une photographe: Une photographie d’identité en noir et blanc sur la carte d’adhésion à l’amicale des algériens. La deuxième photographie couleur avait été prise avec un appareil instantané. Ces deux photographies ne dégageaient pas grand-chose pour moi et je ne savais pas trop comment les utiliser. J’aurais imaginé trouver quelques photographies de famille ramenées d’Algérie, des photographies anciennes effacées par le temps et par la lumière crue des pays méditerranéens. Je pensais découvrir également quelques photographies réalisées au cours de ses quarante années passées à Belley. 
Cette absence de photographies me renvoyait directement au livre d’Hervé Guibert, Images fantômes, dont l’écriture naît justement du deuil de l’image: « Ce qui a déclenché l’écriture, c’était le regret de photos ratées en fait, de photos que je n’ai pas pu faire, de photos qui se sont révélées invisibles, fantomatiques et donc j’ai essayé d’écrire pour essayer de retrouver le sentiment que j’avais voulu donner avec ces photos ». Durant cette enquête, non seulement je devais faire le deuil des photographies qui ne se trouvaient pas dans la valise mais aussi de celles que j’aurais aimé faire pour incarner M. Mekki et qui étaient, selon moi, toujours ratées. Dans une quête contre l’oubli, la photographie est sans conteste décevante en tant qu’elle incarne la mort. Il s’agit non seulement de faire le deuil de ce qu’elle ne montre pas mais aussi de ce qu’elle montre, puisqu’elle fait référence à des moments passés. L’écriture me permet davantage d’envisager cette enquête de manière vivante, comme une mémoire en train de se reconstruire. Cette enquête, quête contre l’oubli, ne s’arrête plus au moment de l’exposition, elle continue avec l'écriture de ce texte, la création du documentaire sonore pour Mathilde et du livre pour Charlotte. "​​​​​​​
C’est finalement au vernissage de la seconde exposition de la valise à Ambérieu-en-Bugey, quand Nebbia, la petite nièce de M. Mekki, a sorti un tas de photographies de famille, que j’ai réalisé que certaines « images fantôme » étaient maintenant sous mes yeux. Les photographies n’étaient finalement pas manquantes. Sa famille les avait conservées en souvenir. Ils n’avaient laissé dans la valise que ce qui ne les touchait pas ou n’était pas utile à faire leur deuil.

INVENTAIRE VISUEL DE LA VALISE
​​​​​​​"La valise ne se laissait pas approcher si facilement. J’ai commencé à sortir les objets pour les photographier. J’ai d’abord choisi les objets pour leurs couleurs et leurs formes, cherchant ainsi à créer des compositions. J’ai progressivement photographié tous les objets jusqu’à épuisement de la valise. J’espérais ainsi qu'ils s’animent et m’aident à décrypter le personnage de M. Mekki.  
Au fur à mesure de l’enquête, les objets ont effectivement pris de la consistance, la ville de Belley m'est devenue plus familière. Je me suis alors rendue compte qu'il manquait des objets, qui auraient pourtant eu leur place dans la valise. Sans trahir la mémoire de M. Mekki. J’ai donc décidé de compléter l’inventaire en photographiant sa couscoussière et son réveil, conservés par Michèle, une liste de course à partir d’un ticket de caisse, deux jeux de cartes - un de belote et un de tarot, du matériel de plâtrier, des boules lyonnaises et tout ce qui va avec, une tasse de café. 
Avec du recul, je me dis que cet inventaire illustrait mon impuissance à saisir visuellement l’histoire de M. Mekki. J’ai cherché par tous les moyens à l’incarner, le faire vivre à travers ses objets et les lieux qu’ils a traversés. J’avais le travail ingrat de devoir me confronter à la réalité de son absence, de devoir photographier le vide ou dans le meilleur des cas les traces de sa vie. Faute de pouvoir le saisir, j’allais de plus en plus loin dans les extrapolations visuelles."
LA RUMEUR DE L'ENQUÊTE
"L’enquête m’a permis de constater une nouvelle fois à quel point la mémoire est vivante et fluctuante. J’avais déjà été amenée à comparer les différentes versions de ma propre histoire auprès des membres de ma famille. Une histoire s’invente et se réinvente constamment, mettant d’une certaine manière en porte à faux la notion de vérité et de réalité. Entre l’histoire de M. Mekki et celle qui nous avait été racontée au fur et à mesure de l’enquête, une troisième histoire était en train de s'écrire. 
Partant des photographies trouvées dans la valise, j’avais décidé de fixer un protocole de travail découlant de la photographie prise dans le bar. Je me disais que cette photo pourrait être une porte d’entrée vers le monde des cafés et des artisans et qu’en l’utilisant pour aborder des habitants, je pourrais obtenir des informations sur M. Mekki. De cette idée est née la grande question, posée non sans ironie lors de cette enquête: « Dans quel café M. Mekki a-t’il été photographié? ». Voulant soit-disant résoudre ce mystère, je me lançais dans une course effrénée dans les cafés de la ville. Je m’inspirais également de la méthode de prise de vue de la photographie en décidant d’utiliser un ancien Polaroïd bon marché que j’avais en ma possession pour mener l’enquête. Je photographiais ainsi chaque personne interrogée, les lieux de vie, de travail et de loisirs de M. Mekki, l’appareil me permettant formellement d’évoquer une époque révolue, tout en apportant un peu de magie à l’interlocuteur, à travers une image, qui se révélait progressivement. Si les photographies réalisées ne présentaient aucun intérêt particulier, ce protocole avait permis de lancer une rumeur, qui s’était progressivement répandue dans la ville de Belley, au fur et à mesure de nos pérégrinations. Nous avions également démultiplié nos forces en envoyant cette photographie aux collégiens, pour qu’ils mènent à leur tour l’enquête dans leur entourage.
La présentation de la photographie avait donné lieu à de longues discussions, parfois surréalistes. L’intérêt de ces échanges ne résidait pas forcément dans leur contenu mais dans le fait, que les personnes interrogées répétaient ce qu’elles avaient récemment entendu. Une rumeur semblait se répandre dans la ville de Belley, comme le démontre cet échange téléphonique:
M. Vistalli: Non mais attendez, ça suffit, je l’ai connu, j’avais 15 ans, j’en ai 75. Il venait boire
un coup dans le bistrot de mes parents c’est tout, puis il jouait aux cartes.
Moi: Pourquoi vous me dites que ça suffit? C’est la première fois que je vous appelle.
M. Vistalli: Ben oui, parce qu’on me pose sans arrêt cette question. Ça fait un mois que ça
dure. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise de plus, je couchais pas avec lui. Il est parti
du jour au lendemain je sais même pas où il est passé et ce qui lui est arrivé.
Moi: C’est juste parce qu’on voulait savoir pour notre enquête si c’était bien dans le bar de
votre mère qu’avait été prise la photo. Vous avez vu la photo?
M. Vistalli: Non non, je l’ai pas vue. Mais ce qui est fou, c’est ce que j’ai entendu dans Belley.
Tout le monde le cherche. Y avait même des jeunes du collège qui faisaient une recherche sur
lui.… »
La réaction de M. Vistalli montrait bien que que notre projet permettait de faire revivre la mémoire de M. Mekki et même d’en créer un nouveau personnage public. En invoquant la mémoire d’un homme que je n’avais pas connu, la fiction prenait doucement le pas sur le documentaire. Je prenais la valise avec moi pour chaque sortie dans Belley, comme s’il s’agissait d’un compagnon de voyage."
L'EXPOSITION COMME ESPACE DE RECUEILLEMENT
"C'est en rencontrant les boulistes que j'ai compris la charge symbolique, qui pesait sur notre enquête. Les boulistes organisaient habituellement tout un rituel pour rendre hommage à une personne décédée. Concernant M. Mekki, ils n’avaient même pas de lieu où se recueillir.
L'enquête et l'exposition devaient offrir un espace de recueillement, pour rendre le dernier hommage à M. Mekki. L'échange téléphonique avec Nicole m’avait aussi confortée dans l’idée qu’il fallait clôturer cette histoire:
Nicole: Dites-moi qui vous êtes?
Moi: Je m’appelle Chloé Colin, je suis artiste photographe. Je monte un projet avec une réalisatrice sonore et une association qui s’appelle Entre-autres, sur une valise qu’on nous a confiée, qui était la valise de M. Mekki…
Nicole: Ça s’écrit comment ça ? Ah ! Mekki ! Oh ! mon dieu, c’était un petit algérien adorable. C’est bien Mekki ? Oh ! mon dieu, ce Mekki, comme tout le monde l’aimait, comme il était gentil. Ha oui, ben, écoutez, vous me ramenez à mon enfance, ma jeunesse...Il venait beaucoup au café. Je sais qu’il allait beaucoup chez ma cousine, Madame Bavu. Il était en pension là-bas avant de tomber malade. Après, moi, j’étais loin, j’ai perdu de vue tous ces détails. Je sais que mon papa est allé à sa sépulture, tout seul d’ailleurs, parce qu’il y avait personne derrière lui. Il a dû mourir à Lyon, je crois, ou à Belley. Voilà il a fini tout seul lepauvre. Oh ! Miki, mon dieu…
Moi: Vous savez s’il a été enterré ici ?
bruits, interférences
Nicole: Mon papa, y a 35 ans qu’il est mort, je peux pas vous dire mais, ça, je pourrais savoir avec ma cousine Mme Bavu…
Moi: On a été la voir et elle ne savait pas.
Nicole: Elle perd un peu la tête la pauvre. Elle savait peut-être pas où il est enterré, comme
moi d’ailleurs.
Moi: On sait pas s’il est enterré en France ou si sa famille a renvoyé son corps en Algérie.
Nicole: Non, il est enterré en France, ça je suis sûre. Personne aurait eu les moyens d’envoyer le corps là-bas. Personne aurait payé pour lui et lui n’avait pas d’argent, ça c’est sûr. Sans en avoir des preuves, je suis convaincue qu’il est enterré en France.
Moi: Vous êtes la première à savoir ça, on arrivait pas à avoir des infos là dessus!
Nicole: Moi, je suis ouverte. Surtout, Mekki, c’était vraiment quelqu’un que j’ai beaucoup apprécié. Il était d’une gentillesse. C’était quelqu’un de très très réservé, jamais un mot plus haut que l’autre. C’était un excellent plâtrier. Il travaillait merveilleusement bien, toujours en silence, toujours dans la gentillesse. Oh ! Mon dieu, vous réveillez vraiment des souvenirs...
De la même manière que Fatima Mekki, Nicole terminait cet entretien en s’adressant directement à M. Mekki:« Oh, paix à ton âme Mekki, je suis contente de parler de toi.»
J’ai été soulagée d’apprendre par Charlotte quelques jours avant l’exposition que M. Mekki était bien mort à Belley et que son corps avait été envoyé en Algérie. Si l’exposition nous permettait de transmettre cette information, elle n’en devenait pas pour autant un succédané d’enterrement. Nous pouvions nous contenter de raviver la mémoire de M. Mekki.
C’est seulement en rencontrant la famille de M. Mekki que nous apprîmes dans quelles circonstances le corps de M. Mekki avait été envoyé en Algérie:
« Ils ont décidé de mettre un hublot sur le cercueil pour que ses frères et sœurs puissent le voir. En Algérie, quand on enterre quelqu’un, on met un linceul blanc, aucun vêtement, juste le drap blanc. C’est toujours bien fait, sauf que arrivé là-bas, le drap recouvrait sa tête et tout le monde a pensé qu’il ne voulait pas les revoir. Mon père est mort en avril, ça s’est suivi. Et lui, pareil, on a fait le hublot. Mon père avait un hublot aussi, mais le drap n’a pas bougé. »
Contrairement à ce que tout le monde pensait, M. Mekki avait mis de l’argent de côté, qui avait permis, selon sa volonté, non seulement de rapatrier son corps en Algérie, mais de rénover un lieu dit en pleine nature « Sidi Mekki » pour qu’il y soit enterré:
« Ça s’appelle Sidi Mekki, c’est lié à nos ancêtres. Quand on veut quelque chose, on va là bas, comme un pèlerinage, un saint. Ils y sont tous enterrés. Des fois, la famille, ils y vont, ils font des barbecues, un petit peu plus loin, à 10 kilomètres de Oued-El-Kheir. C’est dans une montagne. On ne peut pas y accéder en voiture. Les gens ont porté son cercueil, creusé, galéré, mais c’est magnifique. On ne s’imagine pas. Partout autour, ça paraît sec et dès qu’on arrive là- bas c’est tout vert, y a des arbres c’est très beau. Et donc y a ce fameux tombeau, en brique et en terre blanche, on va dessus et on invoque le saint. C’était un peu détruit et il avait dit qu’il voulait le restaurer. Donc, son argenta servi à l’enterrement et à restaurer. Faudrait qu’on prenne une photo. »
Cette description de Sidi Mekki me faisait étrangement penser aux montagnes du Valromey. M. Mekki avait peut-être retrouvé dans les montagnes du Jura le parfum de sa terre natale. Je me demande en relisant ce texte, quel chemin m’a mené d’une boule lyonnaise à la mort de M. Mekki. 
Cette enquête m'a appris qu'une vie ne disparaît jamais complètement: elle de dépose dans les objets, dans les gestes, dans les voix, dans les montagnes où l'on choisit d'être enterré.  
Exposition au Palais Episcopal de Belley en mai 2022
Ce projet a été porté par l'association Entre Autres avec le soutien de la région AURA

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